Participation aux frais de port :
1 € TTC pour un livre, 2 € pour deux, 3 € au-delà
Editions
Amitiés Spirituelles
Quelques Amis de Dieu
Extrait
Je veux vous parler des saints, aujourd'hui, dans une intention de justice. Il y a un demi-siècle, la psychologie officielle les traitait d'anormaux. Dans vingt ans, entraînée par les William James, les Boutroux et les Bergson, la même psychologie officielle expliquera les saints par le moi subliminal et l'influence d'un univers invisible.
Les deux théories sont également précaires. Les saints ne sont pas des détraqués; ce ne sont pas non plus des mages. Ce sont des hommes qui cherchent Dieu dans la sincérité de leur âme; par conséquent, c'est Dieu qui leur répond — qui est obligé de leur répondre — et ils L'entendent dans la mesure où ils peuvent chacun saisir Sa voix.
Parmi la foule des saints catholiques, plusieurs ont été canonisés, il faut bien le dire, pour d'autres raisons que les raisons spirituelles, mais tous restent admirables par l'un ou l'autre des caractères de leur personnalité. Pour la plupart, ils sortent du peuple, et surtout du peuple de la campagne : pâtres, paysans, ignorants. Dieu l'a voulu ainsi parce qu'ils avaient à dire et à faire des choses qui dépassent l'humaine capacité; il ne fallait pas que rien, en eux, fût envahi par la courte sagesse humaine.
C'est leur coeur surtout que je voudrais vous faire voir, les drames secrets de leur conscience et les fleurs semées par leurs mains bénies sur les routes moroses où se traîne l'humanité.
*
Chaque époque, chaque organisme collectif, que ce soit un ordre religieux ou un centre social, présente des bas—fonds et des sommets. Passer des uns aux autres, c'est l'affaire de la force évolutive que toute créature reçoit en naissant, c'est le parcours de la grand'route, large, plane, à pente douce. Mais cette route est longue; de temps à autre un raidillon s'en détache, qui évite une courbe, à condition que le voyageur pressé ait de bonnes jambes. Ainsi, dans la montagne, il y a la route des voitures, puis le chemin muletier, plus raide; et puis encore la piste du contrebandier, qui va tout droit, mais fatigante et dangereuse.
Les saints prennent l'une de ces deux coursières. Éclaireurs, découvreurs, entraîneurs, professeurs d'énergie, de l'énergie la plus haute et la plus pure, le monde entier reçoit de leur présence quelque chose d'inestimable; chacun peut tirer d'eux, par l'admiration consciente et réfléchie, une force additionnelle ou un exemple.
L'humanité comprend mal ces êtres d'avant—garde. On se demande pourquoi ils sont si pressés; on a bien le temps; si Dieu nous attend, et encore, est—ce bien certain ?
Il a tout l'avenir pour Lui; et puis il y a tant de choses intéressantes autour de soi, tant de petits plaisirs, tant de petites beautés.
C'est que nous, la foule, n'aimons que ce qui reste à notre niveau, un peu en deçà, un peu au delà. Les criminels et les saints nous sont également antipathiques; les premiers effraient cette honnêteté banale qui n'est souvent que la peur du gendarme; les seconds nous agacent; ils ne sont pas raisonnables; ils ne sont pas comme il faut; l'on préfère un homme habile, qui sait faire fortune en louvoyant avec adresse à travers les passes légales, un philanthrope verbeux, respectable, prudent, qui ne commet pas d'excès de zèle et qui n'oublie pas de se faire décorer.
Or les normaux, les équilibrés, les juste—milieu ne créent rien; ils sont la glaise. Pour pousser les hommes, il faut être fou; il faut se sentir, à volonté, la puissance de voir le monde autrement qu'il n'est, tel qu'il devrait être. Il faut s'halluciner, disent nos psychologues, qui ne veulent pas que l'hallucination soit toujours réelle, parce qu'elle correspond toujours à quelque chose d'extérieur. Il y a mille folies où se jeter dans l'existence : la folie du dévouement, la folie de l'art, celle de la science, celle de Dieu.
Ce sont les fous de Dieu les plus fous; ce sont eux les sages véritables. Voilà un aspect du mystère du coeur des saints. En voici d'autres.
Qui nous dit que tel annonciateur lumineux des choses du Ciel ne fut pas, dans la nuit des siècles antérieurs, quelque part dans l'univers, ici même peut—être, un bandit effroyable ? L'image du monde que nous construisons est bien étriquée. Cette terre nous paraît cruelle et laide. Mais, derrière elle, il y a d'autres terres plus immondes. Tels meurtriers nous semblent des monstres : ils furent des saints sur un astre plus ténébreux; tels saints nous paraissent véritablement d'une irréelle pureté : ils ne seraient peut—être que criminels sur des astres plus sublimes.
Car la science nous montre dans l'espace physique des amplitudes inconcevables. Vous vous souvenez des nombres qui mesurent la grosseur et la distance des étoiles. Pourquoi des échelles analogues n'existeraient—elles pas dans l'ordre intellectuel, dans l'ordre moral ? J'emploie la forme dubitative pour ne pas vous effaroucher; mais je sais que des mondes évoluent, où la vie bouillonne des milliers de fois plus splendide, plus complexe que la nôtre; des êtres existent, des millions de fois plus beaux, plus intelligents, plus puissants, plus purs que nos plus grands génies. Et les plus élevés de ces êtres sont tout de même aussi loin que nous du Royaume éternel. Et le Christ les dépasse tous infiniment, comme l'unité dépasse le zéro.
Pour apprécier les saints, comprenons un troisième de leurs mystères; c'est qu'ils restent, par leur naissance, des créatures, des êtres de relatif et d'à peu près. Souvenez—vous de la troublante parole de l'apôtre Jacques : « Élie était un homme comme nous ». Comme nous, ils cherchent le bonheur; comme nous, ils appellent “ennemis” ceux qui les empêchent d'atteindre ce bonheur. Mais, différemment de nous, ils ont placé le bonheur dans la possession de l'Idéal suprême. Comme nous, ce furent des dormeurs dans une chambre close; comme pour nous, le Vigilant éternel, l'Ami dut attendre sur le seuil. Mais eux, quand ils se retournaient sur leur couche, un obscur instinct leur faisait jeter un regard vers la porte, et un jour, soudain, leurs yeux éblouis ont rencontré l'insondable regard du Veilleur, passant par une fente des planches. Et ce regard les a réveillés. C'étaient des dormeurs comme nous; ils se sont éveillés; ils se sont levés; ils sont partis. Tandis que nous, nous nous rendormons. L'inexplicable, c'est l'instinct obscur qui troubla leur sommeil. Et voici un cinquième mystère.
C'est, presque toujours, qu'il y a, au début de l'éveil mystique de ces disciples, une femme, une fille de celle par qui Adam tomba; par une fille d'Eve, ces fils choisis d'Adam se réhabilitent. Heureux qui reçoit une telle auxiliatrice des mains prudentes du Destin; bienheureux doit—il s'estimer parce que, par elle, il connaîtra la souffrance, la bonne vraie souffrance qui s'enfonce doucement, qui pénètre et surabonde et qui, sans se lasser, incise nos abcès; seules ses dures mains secouent notre torpeur. Bienheureux l'élu, parce que, à cause d'une femme, il élèvera ses regards; elle ne lui dira pas : Lève les yeux sur la campagne si belle; elle lui dira : Regarde—moi, ne regarde que moi. Alors l'homme voudra regarder ailleurs. S'il est dans les champs, il courra vers la ville; s'il est dans la ville, il courra vers les rivages, où son coeur rêve d'entendre « le chant des matelots »; ou il s'enfuira vers la forêt, où son coeur voudra comprendre le chant des oiseaux. Et, naturellement, ensuite il sera ingrat pour la femme sa bienfaitrice parce qu'elle l'aura fait souffrir; il lui lancera des anathèmes. Bien peu de saints furent assez purs pour ne pas avoir à suivre cette école.
Voici le sixième mystère de leur coeur.
Souvent, après avoir vu la mer ou la forêt, ils s'en retournent; ils n'en ont pas compris le langage mélodieux; ils errent, ils tergiversent pendant des années. Pourquoi ? Il faudrait ici de longues investigations sur le passé, sur les profondeurs, sur les cavernes de l'âme; il faudrait se rendre compte que l'élan d'une compassion, la justesse d'une vue, la vigueur d'un geste sont les arrière—petites—filles de mille lâchetés, de mille erreurs, de mille paresses; il faudrait effiler la trame des mille liens qui attachent chaque individu à tout le reste du monde. Car le sourd travail de toutes ces hésitations réorganise l'être du futur saint; comme l'enfant dans les entrailles maternelles, son vouloir de Lumière bouge, tourne, se retourne et, tout à coup, émerge au jour de la conscience; le tonnerre du repentir éclate; c'est un nouvel homme qui naît. Un nouvel homme ? Oui, un nouveau monde aussi, une nouvelle terre, des cieux nouveaux, comme après les grands cataclysmes apocalyptiques.
La conversion des saints est presque toujours soudaine, parce qu'ils sont là pour étonner les hommes, parce que les hommes craignent et admirent l'orage, et parce que les hommes n'essayent d'imiter que ce qu'ils ont admiré. Les saints sont des scandales, les scandales de la Lumière.
Ce sont encore, ai—je dit, les plus excellents professeurs d'énergie, des libertaires, des briseurs de chaînes, car la passion du bonheur, c'est la liberté. Or les saints savent qu'il n'y a de liberté nulle part dans la Nature, chez nul être; seulement dans l'Incréé, dans la Surnature, en Dieu.
Nous autres, nous nous épuisons à nous bâtir de petites geôles, bien confortables, bien malsaines, où l'on s'engourdit incurablement, et nous croyons avoir fait ce qui nous a plu, avoir été des hommes libres. Nous avons été libres, en effet, mais selon la matière, où tout est esclavage; les saints, eux, pour devenir libres, cherchent le pays de la Liberté, le pays de l'Esprit. Ils comprennent la parole du Maître : « L'Esprit souffle où il veut ». Ils savent que nos désirs sont le métal dont le Destin forge nos chaînes; et, plus hardis que les pseudo—surhommes, ils forgent eux—mêmes ce métal sur l'enclume du Renoncement, au feu du Sacrifice, avec le marteau du Repentir.
Ainsi, en se liant par les chaînes de l'Esprit, ils se délivrent des chaînes de la Matière; se faisant esclaves de Dieu, ils se rendent maîtres du Moi. Leur vie est une bataille de tous les instants.
Pour la comprendre, il faudrait d'abord comprendre que toutes les vertus qu'on appelle d'ordinaire passives sont, à l'usage, des forces actives. Le silence, le silence vrai, ce n'est pas une abstention, c'est une énergie exaltante; le renoncement, c'est une lutte; la résignation, c'est un arrachement; l'indul gence, c'est bénir; l'oubli des offenses, c'est un puissant effort.
Les pratiques de ces soi—disant négativités sont d'ailleurs si ardues, elles exigent une telle tension, que les saints ont toujours eu recours, pour en rester maîtres, à un artifice héroïque qui est la mortification.
La gent libre penseuse n'a pas assez d'ironies pour les cilices, les disciplines, les veilles, les jeûnes. Ces tourments systématiques témoignent en tout cas d'une énergie remarquable. Mais soulignons ici la doctrine de l'Église. Les macérations corporelles les plus dures ne servent absolument à rien, dit—elle; au contraire, elles pervertissent, si la macération intérieure ne les précède et ne les accompagne; elles ne servent donc à l'ascète que de pierre de touche pour la qualité de son vouloir.
Prenons un exemple. Voici deux jeunes hommes également artistes et intelligents. Celui—ci est pauvre et mange rarement à sa faim; pour vivre, il est obligé à de prosaïques besognes qui lui prennent de longues heures. Celui—là est riche; il n'a aucune préoccupation matérielle; tout son temps lui appartient, toutes ses aises. Lequel fera une oeuvre ? Ce sera rarement le riche, mais presque toujours le pauvre. Le confort a engourdi l'un; la misère a décuplé l'énergie de l'autre.
De même l'homme qui exerce sur ses désirs naturels une pression constante a besoin d'excitants à sa volonté. C'est pourquoi il jugule la vie de la matière en lui et il arrive assez vite à la martyriser. Cette agonie lente que le saint catholique, comme d'ailleurs le soufi, le lama et le fakir, croit devoir imposer à son corps, la souffrance physique, la faim, la soif, l'insomnie, cela exalte par réaction les forces morales en lui.
Techniquement, au point de vue de la physiologie interne, cela isole sa vie physique individuelle de la vie générale terrestre; toute une alchimie peu connue se déroule dans le corps de l'ascète et en amène les cellules à une sorte d'état cristallin, dont les signes les plus fréquents sont de restreindre dans des proportions énormes la faim, la soif, le sommeil et d'empêcher après la mort la décomposition cadavérique. Il y aurait bien des choses curieuses à raconter sur la conservation du corps des saints; mais nous ne nous engagerons pas dans l'étude de ces phénomènes mystérieux.
Tout ce qu'il importe de comprendre, c'est que, à cause de l'intensité de leur travail spirituel, ces souffrances sont nécessaires aux contemplatifs. Je connais beaucoup de tels enflammés lutteurs dans les rangs catholiques; mais je n'ai vu qu'un seul homme assez fort pour garder la triple perfection du saint, du thaumaturge et du voyant, sans jamais martyriser son corps. Cet homme était sans doute plus qu'un homme.
D'ailleurs, ces ascétismes physiques portent si bien le caractère de l'exceptionnel, que tous les saints qui les pratiquent avec rigueur les interdisent formellement aux autres. Et ils ont raison.
Portraits de plusieurs grandes figures du christianisme, bien connues, comme le Curé d’Ars, Pascal, Jeanne d’Arc, les saints — ou tout à fait ignorées du public comme cet Inconnu et tous les Amis de Dieu, humbles et anonymes, qui au sein de la société contemporaine pratiquent le sacrifice et l’amour de leurs frères.