les amitiés spirituelles

Lettres à Stella par Sédir

ANDREAS A STELLA


I


Tu t'es toujours montrée, ma chère Stella, comme une âme fière que n'effraient point les coups du Destin; c'est pourquoi tu seras la première à connaître celui que je viens de recevoir de ce maître du monde.

Je suis ruiné; les métaux, qui avaient eu pour mes mains jusqu'à présent quelque sympathie, ont brusquement changé de goût, et me laissent dans un dénuement à peu près complet. Tu me connais assez pour savoir que je n'irai point solliciter la compassion de mes amis, ou plutôt de mes camarades de festins.

C'est sans aucun regret que je les quitte; nous avons trop souvent remarqué ensemble leurs petitesses et leurs mesquineries pour ne pas souhaiter quelque autre décor à notre orgueil.

Ce que je regrette, ce sont les belles architectures, les pures formes de marbre, les tableaux savoureux qu'il va falloir abandonner aux hasards de la fortune, ce sont les souples tentures, les orfèvreries, les cristaux délicats, les armures héroïques qu'appellent les hasards d'une destinée d'aventures chez de riches et barbares étrangers.

Toutes ces formes magnifiques, je les aimais comme des images de mon esprit, comme des repoussoirs de ta beauté, ma chère Stella; comme des élixirs d'éternelle jeunesse pour la sensibilité de mon goût et pour les délicates émotions de nos cerveaux. Mais toute chose passe ici-bas; et si, dans la fleur de l'âge, le Destin m'a jeté parmi les pauvres hères et les vaincus, moi qui n'ai cependant jamais lutté, c'est apparemment pour quelque raison secrète et puérile, comme toutes celles qui font agir les hommes.

Peut-être vais-je passer par ce creuset terrible de la misère et de la faim pour en sortir aveuli jusqu'à la lâcheté, ivre d'orgueil solitaire ou transformé jusqu'au génie ?

Ces prévisions ne t'amusent-elles pas ?

Je vois ton beau sourire et toute l'harmonie de ton corps. Il faut aussi que je dise adieu à ce chef-d'œuvre; ne pourrais-je le saluer encore une dernière nuit, Stella, avant de m'engloutir dans les ténèbres froides où le sort me jette ?

  II

Vous êtes accourue, Stella, où vous croyiez que j'étais, et, derrière la lourde porte, seule la voix d'un chien enfermé vous a répondu. Voyez comme les choses extérieures sont l'exact symbole des choses intérieures. N'êtes-vous pas aujourd'hui, au milieu de votre luxe, de vos fêtes et de vos courtisans, comme une pauvre créature abandonnée, qui cherche anxieusement son maître, qui croit le reconnaître sans cesse et qui retombe de désillusions en secrètes désespérances, perdant peu à peu jusqu'au courage même de se relever, tandis que les échos de votre douleur étaient les seules réponses que vous receviez de tout ce vaste univers qui semble ne vous avoir jamais connue.

N'en croyez rien, cependant; tout au contraire, une multitude sans nombre d'yeux attentifs et sympathiques regarde votre misère et y compatit. Le monde extérieur que vous avez seul aperçu jusqu'ici, par ses formes les plus hautes et ses plus splendides magnificences, n'est qu'un pale reflet, qu'une enveloppe grossière et rongée par la corruption d'autres mondes plus purs et plus beaux; ces sphères inconnues sont peuplées d'êtres prestigieux qui, comme les filles de Jérusalem la Sainte, sont les spectateurs apitoyés de vos erreurs, de votre lutte dans la ténèbre, et de vos souffrances. Ah ! si votre corps est beau, votre âme l'est aussi, mais seulement par l'attrait de ses larmes; vous ne fûtes rien jusqu'à ce jour qu'un instrument de luxure, qu'un prétexte de convoitises et de cupidités; cependant cette matière vile cache le germe du diamant que vous deviendrez peut-être un jour.

Cette obscurité secrète où vous errez, elle n'est pas hors de vous seulement, elle est aussi en vous; elle vous oppresse, vous torture, vous accable mystérieusement; les baisers n'ont plus de saveur, les doigts se lassent de la caresse des étoffes et les yeux des merveilles de l'art; en vous s'agenouille, se lamente et sanglote une pleureuse voilée que les larmes suffoquent. Regardez cette pleureuse, écoutez sa lamentation, Stella; c'est la forme qu'a prise, pour vous, Celui qui se tient au centre du monde comme le piquet d'une tente, le formidable Architecte qui sculpte les pierres avec la foudre; Celui qui prend la matière dans le creux de Sa main, qui l'y écrase et qui en fait jaillir de longs jets sanguinolents d'entre Ses doigts impitoyables. Il est immobile pendant que les sphères tournent autour de Lui; Il est muet, mais Ses yeux distribuent les éclairs vers les quatre bornes du monde; Il est invisible, mais les palais qu'Il construit sont splendides au dehors et sombres au dedans.

Ne haïssez pas cet ouvrier, Stella, bénissez sa main et désirez ressentir encore et longtemps la déchirure de ses ongles.

  III

Toute l'humanité pleure, chère enfant; et plus la créature est haute, plus sa sensibilité est fine, plus elle augmente son pouvoir de souffrance. Là comme partout, ce qui est secret est plus actif et plus aigu que ce qui est manifeste; les grandes douleurs se cachent aux yeux du monde; elles habitent des palais somptueux, avec de magnifiques façades, des statues et des décors; mais on les trouve dans les réduits obscurs que connaissent seuls les familiers; elles torturent dans le silence et dans la solitude ceux qu'on appelle les grands, les heureux et les puissants; où as-tu jamais vu masques plus tragiques sinon chez les triomphateurs de l'ambition et du lucre et de la gloire ? Chaque homme célèbre porte avec lui le vautour mythique qui lui déchire la poitrine, mais aucun ne le veut avouer, et ils meurent tous par orgueil plutôt que de vivre en s'abaissant.

Cet orgueil, cependant, est nécessaire, car il est un explosif puissant. Rappelle-toi que ce qui est vrai dans les mondes de la matière l'est aussi dans les mondes de l'esprit; plus la roche est dure, plus la dynamite a de prise sur elle; ainsi, plus l'âme est ferme, plus les sentiments qui l'animent lui donnent de constance, de force et d'énergie. Voilà pourquoi les grands conducteurs d'âmes recommandent tous à leurs disciples de garder secrets leurs sentiments, d'agir sans faire connaître les mobiles de leurs actes, de souffrir et de jouir en silence. L'immutabilité, l'impassibilité ne sont-ils pas les signes esthétiques de l'Absolu ?

Cependant, si nous sommes forts, nous sommes aussi de petits enfants faibles; les grands mots pompeux, avec lesquels nous nous exaltons jusqu'à ce qu'on est convenu d'appeler l'héroïsme, sont un peu comme le sabre, le petit képi et la cuirasse de fer blanc moyennant quoi chaque bambin s'imagine caracoler à la tête d'un régiment invincible. Chez tous les hommes, à de bien rares exceptions près, il y a l'ambition, ou l'avarice, ou l'amour, ou la haine, ou la vanité, trompettes de quatre sous, aux sons desquelles nous nous grisons avec complaisance et conviction.

Mais pour que nous mesurions le vide d'une chose, il faut l'avoir eue à nous tout entière; chacun de nous doit connaître tous ces efforts, ces déceptions, ces angoisses, ces triomphes, ces affres, ces transports, ces rages, ces ivresses avant que même la conception de l'universelle sérénité, de la grande compassion lui soit possible. Ce que la Loi demande de nous c'est de vivre, le plus intensément, le plus profondément que nos forces physiques, morales et intellectuelles nous le permettent. La Vie n'a d'autre but qu'elle-même; c'est elle qui nous pousse dans les lacets du désir; c'est sa force éternelle qui se reflète dans toutes les petites existences particulières; et c'est elle que nous nous obstinons à ne pas reconnaître, fermant les yeux à ses rayons, bouchant nos oreilles à sa grande voix initiatrice; ou tout au moins ne voulant la regarder ni l'entendre qu'à travers ces instruments imparfaits, marqués du sceau de la destruction et de la mort que sont notre intelligence et notre animisme.

Mais alors, diras-tu, les hommes sont un troupeau inconscient qui vague au hasard de ses caprices et que nul pasteur ne dirige vers les bons pâturages ? Non, nous avons des guides, et de nombreux; mais, différents en cela des bergers de la terre, ils ne prennent soin que de ceux qui viennent à eux et nous laissent libres de les suivre ou de vivre à notre guise; les moutons voient leur berger, mais ils ne connaissent pas le maître de la ferme à qui obéit le berger; ainsi nous pouvons connaître nos pasteurs et leur parler, mais les maîtres de nos gardiens sont cachés à nous; ils vivent ailleurs, dans la ville, où ils travaillent avec plus de profondeur et de généralité; leur sphère est hors de nos conceptions; nous ne pouvons pas les comprendre, mais seulement, de temps à autre, reconnaître leur présence invisible à quelque plaisir inattendu, à quelque soulagement de nos travaux.

Lorsque donc nous avons tendu jusqu'à les rompre toutes les fibres de nos énergies psychiques, lorsque les réactions que nos étourderies provoquèrent de la part de la Nature deviennent trop fortes pour que nous leur résistions, nous commençons à soupçonner que l'homme deviendra peut-être le roi de la création, mais qu'il ne l'est pas encore; nous étions montés jusqu'alors le long des flancs de la montagne du Moi; nous allons en redescendre les pentes abruptes; nous partons de l'orgueil vers l'humilité, de la gloire vers l'obscurité, de la richesse vers la pauvreté. Dieu a, dès lors, vaincu l'homme; la créature aperçoit le sentier véritable, et son cœur va ressentir avec joie toutes les douleurs de cette agonie mystique, par laquelle il lui est donné de mourir à lui-même pour renaître plus tard dans la Lumière éternelle et dans la Béatitude de l'Esprit.

Tel est l'avenir qui nous attend tous; tel est le chemin par lequel ton âme, chère pénitente, va être conduite; beaucoup de sollicitudes ont, dès maintenant, les yeux ouverts sur toi; tu ne sera jamais seule, pas plus qu'aucune autre âme. L'Éternel est seul, mais toutes les créatures ont des parents et des amis.

IV

Ne cherchez pas de consolation au dehors; les réalités visibles existent mais ne sont pas. Vous croyez trouver le remède de votre mal et l'oubli de votre angoisse dans l'entraînement du luxe et des voluptés; vous sentez bien cependant en vous-même que vous avez vidé la liqueur délicieuse et qu'au fond de la coupe, une lie amère vous reste seule à boire. Écoutez la petite voix qui murmure imperceptiblement dans votre cœur. Ne vous montrez pas, cachez-vous; ne vous élevez pas, abaissez-vous; ne cherchez pas le soleil, mais la nuit; car vous êtes toute noire, et le feu glacé de l'astre nocturne est le seul élixir qui puisse vous rendre une vie nouvelle.

Rentrez en vous-même et voyez l'enchaînement merveilleux des événements de votre existence, l'invisible sagesse de leur succession. Ce qui est aujourd'hui votre moi a parcouru l'immense cycle d'innombrables existences; il a été le feu latent qui se cache dans le caillou silencieux; puis la molécule de terre où une herbe modeste a puisé un peu de sa sève; joyau précieux, il a brillé pendant des semaines de siècles sur la poitrine d'antiques danseuses ou au front d'hiérophantes majestueux; mais la colère des puissances cosmiques a déchaîné sur l'univers où il vivait des cataclysmes d'eau et de feu; précipité à nouveau dans l'océan confus des germes primitifs, il en est ressorti élevé d'un règne dans la hiérarchie physique; cet atome de feu vital s'est revêtu des formes diverses des racines, des herbes, des fleurs et des fruits; travailleur obscur enfoui dans le sein de la terre, cellule brillante des pétales, grain de pollen parfumé, arbre enfin centenaire et vénérable, des millions de fois il a vu le soleil naître et mourir aux points opposés de l'horizon; pendant des âges sans nombre il a reçu les leçons des fées, des dryades et des faunes. Le voici replongé dans la grande mer végétale, d'où le nouveau souffle de l'esprit le fait ressurgir créature spontanée, libre de ses mouvements, à laquelle furent dévolus successivement la masse profonde des eaux, la surface de la terre verdoyante et l'espace azuré des airs. Votre corps, Stella, est un résumé de la création tout entière; immobile, il est un palmier élégant; votre démarche a emprunté aux serpents sacrés, qui se dressaient près des brûle-parfums, la perfidie de leurs ondulations; vos cheveux sont le duvet soyeux et chaud de quelque cygne d'Australie; Vos lèvres sont une rouge corolle humide de rosée; vos ongles sont des coraux polis par la caresse incessante de la grande Thalassa; vos yeux sont des gemmes affinées dans les creusets souterrains des gnomes; votre voix est l'hymne matinal des oiseaux; au fond de votre cœur, enfin, est tapie quelque voluptueuse et cruelle panthère altérée de luxure et de sang.

Telle est la Stella inférieure, telle est la forme inconsciente qui, jusqu'à ce jour, dispensa sur la foule des germes de crimes et de perversités. Ce petit feu follet ivre de sa liberté et de sa fausse lueur a peuplé sa sphère d'extravagances et de révoltes; il ne sentait pas la main de la grande Harmonie, mesurant ses écarts, et dispensant, selon la norme, les proportions de ses activités; ainsi un feu vivant s'attachait à votre sein, consumant sans relâche les matières viles de votre être et vous faisant peu à peu descendre du royaume joyeux au royaume de la tristesse.

Ainsi, ce monde, que vos multiples beautés subjuguèrent, a secoué peu à peu les chaînes flexibles que vos séductions lui avaient forgées. Plus bas votre charme impérieux fit se prosterner vos frères à vos pieds, plus consumante brûle dans leur cœur la haine inconsciente qu'ils nourrissent contre vous. L'astre qui a rayonné voit son corps réduit en cendres lorsque l'Être des êtres retire Son souffle de lui,

Lorsque l'Éternel jeta, dans le sein de la Mère céleste, le petit germe, qui est vous-même et qui fut, depuis le commencement des âges, le spectateur toujours jeune de ses propres transformations, il lui donna dans le vaste univers un petit monde à gouverner, et ce monde, c'est votre nom, chère sœur ignorante, qui Vous fut donné au commencement, qui vous a protégé dans toutes ces chutes, et qui sera votre vêtement de gloire lors de votre future exaltation. Ce petit cosmos où vous êtes reine, vous avez reçu la mission de le garder, de le cultiver et d'en surveiller les productions. C'étaient là vos fils mystiques, sur qui devait se pencher la tendre sollicitude d'une mère, et de qui les séductions de l'antique serpent vous ont fait détourner les yeux.

V

Vous pleurez. chère sœur; vous aurez donc encore une joie, car rien n'existe sans son opposé. Bientôt vous sourirez, bientôt vous aurez abandonné un peu de vous-même. Vous ne verserez jamais autant de larmes que vous en avez fait verser à vos frères; sachez bien que la nature n'aurait pas de prise sur nous, si nous ne lui en donnions pas; nous sommes attaqués à peu près autant que nous avons attaqué auparavant, il y a huit jours ou cent siècles; la justice des choses a des comptables scrupuleux et qui n'omettent pas la plus petite de nos incartades.

Mais souvenez-vous que partout où il y a une souffrance, le Verbe s'y trouve. Qu'est-ce qu'une souffrance, en effet, sinon une mort, une transformation, une cure, un dépouillement d'individualisme ?

Pourquoi donc pleurer ? direz-vous. Ah ! chère sœur, pleurez non à cause des douleurs que vous subissez, mais pleurez d'amour repentant et de compassion; perdez-vous, sombrez, précipitez-vous d'une chute éperdue dans les gouffres de l'humilité et de l'holocauste.

Alors vous goûterez la saveur rafraîchissante et sereine de la paix; les battements des ailes angéliques viendront rafraîchir votre cœur; vous dormirez dans les bras des messagers divins et votre esprit sera conduit vers les montagnes sacrées dont les océans des forces et des essences astrales battent les flancs sans les entamer.


VI

La femme est un cœur; l'homme est une intelligence; l'une est amour, l'autre est science; et laissez-moi ici, chère affligée, vous raconter une de mes rêveries favorites. Vous savez que la plus chérie, parmi toutes ces imaginations où l'on a dû vous dire que je me complais, c'est l'idée que tout ce qui existe vit; mais non pas de cette vie collective et muette que les savants attribuent à leurs forces et à leurs combinaisons atomiques, mais d'une existence réelle, objective, concrète, libre et responsable.

Tout ce qui est tangible sur notre terre, les objets naturels, les inventions de l'homme, les idées des philosophes, les volontés légiférantes des rois, les besoins de la foule, les plus humbles morceaux de matière que nous avons assouplis pour notre commodité, tout cela sont des êtres vivants et individuels comme vous et moi; comme nous aussi, ils ont quelque chose de visible, de sensible et quelque chose d'invisible; comme chez nous encore, c'est leur invisible où se cache leur force. Les caractères même que ma plume trace sur ce papier ont un esprit qui les vivifie.

Mais ici, ne tombons point dans un fétichisme idolâtrique. Cet esprit vivifiant n'a d'énergie qu'autant que moi, scribe, formateur de son corps, lui en insuffle par ma pensée et que la pureté de ma pensée ou le mon intention est capable d'attirer le type éternel de la Vie qui flamboie quelque part au au-delà des mondes. Ces caractères ne jouiront que d'une vie temporaire; si vous déchirez ma lettre, ils deviendront une tribu anarchique de petits sauvages; si vous la brûlez, ils mourront à la vie physique pour renaître ensuite à une autre forme d'existence.

Sentez-vous maintenant que si j'écris ou si je prononce les mots: quatre, pensée, bien, etc., je dessine, avec une plume ou avec ma voix, une petite photographie, déformée, d'un être: le Quatre, la Pensée, le Bien, etc. qui dresse sa stature gigantesque sur le sommet d'une montagne inconnue ou qui marche sur les flots éthérés de quelque fleuve cosmique ? Cela peut être à cent mètres de la surface du sol, ou par delà Sirius; car la matière est pénétrable; il y a plus de trois dimensions dans l'espace; que savons-nous?

Et si la Stella civilisée s'effraie de ces paradoxes, qu'elle écoute un peu la Stella sauvage qui sait bien, elle, que l'âme de l'homme est toujours attachée au vrai Absolu, et que, par suite de cette union, plus intime que les philosophes et les prêtres ne l'imaginent, l'homme ne peut pas procréer quelque chose de totalement faux.

Ainsi cet admirable symbolisme de la nature, cette végétation libre, produite par le mariage des efforts de la raison humaine et des secours de la bonté divine, fait que dans le langage courant se cachent les vérités profondes.

On emploie mille fois par jour le mot « amour » ou le mot « raison ». Qui se demande pourquoi le premier est du genre masculin, le second du genre féminin ? Pourquoi l'un exprime le charme de vos sœurs, Stella, et l'autre la force de mes frères ?

Je vous ai parlé sacrifices l'autre jour; voilà le second à faire: oubliez les livres, ils ne sont pas faits pour vous; plongez vous dans la vie maternelle et féconde; écoutez avec votre cœur les battements de son cœur. Laissez les savants dénombrer les formes de la matière, les armées des astres, les légions des plantes; laissez leurs instruments et leurs algèbres; vos mathématiques doivent être les rayonnements du Dieu qui est en vous; vos microscopes, ce sont les efforts de votre charité toujours en éveil. Servir est votre devise.

  VII

Il y a longtemps, plus longtemps que vous ne le supposez vous-même, chère enfant, que les choses conspirent autour de vous pour vous induire à écouter les murmures ensorceleurs d'Éros-Roi. Beaucoup d'oreilles sont ouvertes en nous pour l'écouter, et notre candeur est si grande, petits enfants qui croyons être des hommes, que nous nous imaginons être tout entiers dans le petit coin de nous-mêmes où il parle. Notre Moi est infiniment plus haut et plus vaste cependant; mais nous appelons Moi justement ce par où nous touchons au Néant; et nous ignorons les radieuses essences par lesquelles nous atteignons à l'Absolu.

Vous avez cru aimer à cause d'une sympathie nerveuse, ou pour avoir connu des émotions analogues, ou par bonté, ou par lassitude, ou par curiosité, ou peut-être parce que le soleil était trop chaud, ou parce qu'il y avait de l'électricité dans l'air; et vous vous êtes toujours dit: « J'ai aimé tel être ». Cela n'est pas vrai cependant, ce n'est pas vous qui avez accompli ces actes, ce sont des soldats de vous-même, souvent indisciplinés, mais qui ont, du moins, l'excellente habitude d'aller de l'avant et de faire faire des expériences à la secrète Stella qui n'est guère courageuse et qui recule devant l'effort.

Les nouvelles que vous envoie Andréas sont une épreuve pour vous, en ce sens que les choses merveilleuses qu'il vous raconte pourraient vous donner l'envie de manger du fruit défendu, comme dit Moïse. Vous avez déjà compris que ce fruit défendu n'est pas la science de la vie, mais bien la science de l'intelligence. Ce n'est pas sans raison que Lucifer est le premier des savants; il porte en effet une lumière, mais elle est glacée par l'orgueil, elle meurt de la volupté d'être seule. Le type inconnu du savant, celui dont rêvent, sans pouvoir heureusement le réaliser, tous les hommes que la force de leur pensée enivre, c'est cet archange déchu, créé pour la Vie et à qui son orgueil fait préférer l'image de la vie; parce que, dans cette dernière, il règne, tandis que, dans la première, il lui faudrait servir.

Tous les hommes passent à un moment donné par la même épreuve; celui que vous aimez n'est pas loin de franchir ce tournant redoutable. Ah ! que les forces de votre amour s'exaltent pour émouvoir les anges qui le protègent. Faites-vous des amis, beaucoup d'amis, pour que vous trouviez des auxiliaires au moment du combat. Amassez un trésor où il vous sera facile de puiser dans quelque temps.

Vous savez que vous ne pouvez rien faire si la Nature ne vous prête des milliers de serviteurs; que de combinaisons, de rivalités, de protections ne faut-il pas pour que vous traversiez un carrefour sans qu'un cheval vous renverse. Aucun de vos actes n'est donc indifférent, et, comme la volonté qui les dirige est celle-là même qui, avant le cours des siècles antérieurs, vous a toujours plongés de plus en plus profondément dans les mirages du Moi, de l'Égoïsme, dans les splendeurs fausses de la Lumière Noire, apprenez donc peu à peu à remplacer cette volonté par le souhait des êtres qui vous entourent. Essayez-vous à faire la volonté des autres, vous arriverez vite à faire la volonté du Père; et, quand vous en serez là, vos actes seront vivants dans l'éternel, parce qu'ils seront accomplis par le Verbe, Fils unique de Dieu.

Sentez, mon enfant, comme ces choses sont vraies. Votre cœur ne bat-il pas plus fort à lire des enseignements qui ne sont pas miens d'ailleurs; je vous les transmets comme on me les a transmis. La fidélité avec laquelle vous les publierez, à votre tour, sera donc la mesure où vous brûlerez du feu inexprimable de l'Amour divin.

Que votre vie soit une prière ininterrompue.

VIII

Me voici reparti pour cet Orient qui est comme ma seconde patrie. Les longueurs d'une traversée monotone me parurent courtes cette fois; j'étais dévoré de curiosité au sujet des inconnus à qui je devais présenter ma lettre de créance. On m'avait dit d'eux: Ce sont des savants positivistes, des expérimentateurs; et la cervelle d'un Occidental se refuse toujours d'abord à admettre qu'il puisse y avoir des expérimentateurs autre part que dans les laboratoires de son pays. Débarqué dans un petit port de la côte de Malabar, j'avais ordre de me promener dans la ville, vêtu en Indou, avec une certaine amulette au poignet; j'exécutai scrupuleusement ces instructions et, vers le soir, un homme de basse classe vint à moi et m'emmena hors de la ville; là je trouvai une légère voiture qui nous transporta pendant la nuit jusqu'aux Ghattes, dont nous fîmes à pied l'ascension. Les escarpements de ces montagnes ne me permirent point de jouir de la fraîcheur de l'air, du calme de la nuit, ni de la sérénité du paysage; les ronces, les pierres, quelque crainte aussi des fauves et des vermines venimeuses employèrent toutes mes forces. Après deux heures d'ascension, nous arrivâmes à une sorte de plateau granitique, dépouillé d'herbes, et que bossuaient de loin en loin quelques amas de pierres rangées en cercle; mon guide me mena vers le plus considérable de ces monticules, dont le centre était une masse rocheuse assez semblable aux pierres levées des pays celtiques. Les blocs de pierres formaient une voûte irrégulière sous laquelle nous nous traînâmes à quatre pattes; au bout se trouvait non pas un puits mais un trou irrégulier, dans lequel mon guide disparut et où je le suivis, tandis qu'il guidait de ses mains mes pieds tâtonnant le long des parois irrégulières; nous descendîmes quelques mètres, et un couloir incliné nous amena en une demi-heure au centre d'une oubliette où des reptiles se traînaient parmi quelques crânes humains. Nous entrions dans les ruines d'une de ces nombreuses cités brahmaniques que leur population a abandonnées, ou que des guerres civiles ont détruites. Il y en a beaucoup dans le Dekkan, disent les pandits. L'accès de celle où on m'avait amené se trouvait merveilleusement défendu par la jungle et son peuple de singes gris, de serpents, de panthères et de tigres. Le spectacle d'une ville hindoue envahie par la jungle est un chose admirable; il est l'idéal du féerique et du fantastique; la vie des habitants de la forêt y est différente aussi; elle semblerait un peu civilisée, si l'on peut dire; les oiseaux y chantent, les insectes y bourdonnent, les singes y jacassent chacun à leur tour et avec quelque savoir-vivre; c'est le rauquement du tigre ou le miaulement de la panthère qui est le chef de cet orchestre vivant; les silences en sont majestueux et pleins le secrets; les ensembles assourdissants.

Mon guide se hâtait à travers les terrasses aux dalles disjointes, sous les colonnades démolies et les carrefours pleins d'herbes folles. L'immense toit sculpté d'une pagode assombrit le ciel tout à coup au-dessus de nos têtes. Nous étions arrivés. Là, je fus remis aux mains d'un brahme vishnouite, qui me salua en anglais et me présenta des fruits et des boissons glacées. Cependant j'examinais la structure du temple qui, pour la beauté de la masse et la richesse des détails, ne le cédait en rien aux plus fameux monuments de Bénarès et d'Ellora; autant que mes souvenirs de Tantras me le faisaient croire, ce temple avait dû être bâti en l'honneur de Ganeça, le dieu éléphant. Il était composé d'une immense enceinte ou galerie circulaire, comprenant cinq autres enceintes plus petites; deux temples étaient érigés en hauteur, le premier comprenait trois autels, avec leurs voûtes en tiare; à mi-hauteur s'étendait une cour intérieure ou terrasse ellipsoïde, aux deux foyers de laquelle étaient dressés les quatrième et cinquième autels. L'ensemble des sculptures et des frises représentait la légende de Siva à peu près telle que la décrit le Skhanda Pourana. La pierre était seule employée dans la décoration de cette immense architecture.

Le long du péristyle extérieur rampaient les serpents de l'Éternité avec leurs sept têtes; les gardiens symboliques des mystères se dressaient de distance en distance; les éléphants sacrés porteurs de la Gnose et portiers du Temple abaissaient vers le visiteur leurs trompes et leurs défenses de granit; le soutènement disparaissait sous le grouillis de formes démoniaques, confinées, suivant les livres, aux mondes inférieurs de l'Invisible; sous les feuilles des cactus, des euphorbes et des bananiers se modèlent dans l'ombre les faces lippues, les canines pendantes des vampires, des Pisatchas, des Katapoutanas et des Ulkamoukhas Pretas; sur les parois extérieures des murs sont sculptés les concerts célestes des Gandharvas, dansant et jouant de leur instruments; vers le nord sont les images de Soma et d'Indra; vers l'est celles des gardiens des trésors, les Yakshas, présidés par Koubera et Yakhshini son épouse; sur le côté ouest est l'armée des Râkhshasas commandée par Khadgha-Râvana qui donne la victoire sur les ennemis.

Le culte de toutes ces entités plus ou moins démoniaques est encore en vigueur, même dans les hautes classe, à Travancore et dans le Malabar. J'ai même été témoin, dans cette localité, d'un fait fort étrange, que mon amie me fera souvenir de lui raconter.

Mais je m'attarde beaucoup trop, je crois, à d'arides descriptions; j'ai laissé un brahme m'offrir des rafraîchissements et je reprends mon récit où je l'avais interrompu.

Ce brahme, maigre de corps, avec un grand nez et de beaux yeux, quoique enfoncés dans leurs orbites, m'exposa en un très pur anglais que tout ce qui se trouvait dans ce vieux temple transformé en laboratoire était à ma disposition, et que tous ses hôtes se considéraient, en raison de la haute recommandation qui m'avait permis de pénétrer jusque là, comme mes serviteurs. Je remerciai suivant les interminables et hyperboliques formules de la politesse orientale, et il commença pour moi le tour du propriétaire.

« Il y a une chose que je vous supplierai de faire, tout d'abord, me dit mon cicérone; c'est de ne pas vous presser, de considérer que vous avez beaucoup de temps devant vous et que vous allez être mis en face de nouveautés complètes. La hâte ou l'impatience seraient donc des obstacles et non des aides. » Je lui promis de faire des efforts pour réaliser le calme oriental, en lui demandant d'user lui-même de beaucoup de patience à mon égard, et une série d'émerveillements commença pour moi. Ce temple, me dit en substance mon guide, est du genre des laboratoires et de la classe des ateliers; par suite, je ne devais y trouver ni matériaux rares, ni essences précieuses, ni appareils de magie psychologique. Les savants qui l'habitent étudient à peu près ce que nous appelons les forces physiques, et cela au moyen d'un petit nombre d'appareils d'une sensibilité exquise. Cette sensibilité est obtenue par l'isolement des courants magnétiques qui passent dans le sol et de ceux qui circulent dans l'atmosphère; à cet effet, ils emploient des procédés spéciaux de fabrication des fils métalliques; ces procédés sont toujours manuels; on réprouve l'emploi des machines, des laminoirs et autres perfectionnements industriels; tout s'y fait à la main, et avec une patience qui lasserait le plus patient de nos saints d'Occident. Pour t'en donner une idée, Stella, j'ai vu un brave Hindou, assis dans l'ombre du rez-de-chaussée, tapoter sans arrêt un fil de cuivre avec un marteau qui pesait bien 20 grammes; j'entendais le bruit mécanique de ses coups dès trois heures du matin jusqu'au coucher du soleil; alors un autre frappeur venait le remplacer pendant la nuit; et ce travail durait, m'a-t-on dit, pendant des mois.

 Je te ferai grâce de la description de tous les appareils dont mon guide ─ il s'appelait Sankhyananda ─ démontai les rouages et les remontait avec dextérité, pour la commodité des explications. Il en est un cependant, dont l'usage est tellement extraordinaire et semble une histoire si vraisemblablement signée Jules Verne, que je veux t'en parler un peu en détail pour amuser ton imagination (voir la description du Douracapalam dans Initiations).

IX

Tu te plains de perdre ta fortune; c'est là un événement tout naturel et tout prévu; notre âme ne peut posséder tout l'univers, quoi qu'en disent les métaphysiciens; quand elle croit le faire, ce n'est qu'une nuageuse rêverie; posséder les trésors, ce n'est pas imaginer ce qu'on ferait avec d'hypothétiques tonnes d'or renfermées dans des caveaux en Espagne, si j'ose dire; c'est pouvoir prendre cet or avec ses mains et le jeter où il nous plaît. Mais l'or est une chose et la lumière intérieure en est une autre; et malheureusement elles n'ont entre elles aucune affinité.

L'or est la mesure, le boisseau avec lequel on peut acheter des idées, des terres, des matières précieuses, des jouissances; c'est en un mot le signe de la propriété; la lumière, par contre, de qui l'essence est l'universalité, se refuse à ceux qui se séparent du monde en devenant des propriétaires. Voilà pourquoi les vieux rêveurs mystiques ont appelé l'or une forme infernale et l'ont mis sous le gouvernement d'un des premiers capitaines de Satanas, de Mammon.

Nous sommes si enfants que, quand il nous a été donné d'attraper le papillon après lequel nous avons couru quelques mois, nous nous figurons les maîtres du papillon; c'est le petit insecte qui cependant nous a mis hors d'haleine et qui nous échappe ─ par la mort ─ dès que nous le tenons. Nous avons mis de belles phrases autour de ces jeux de gamins; nous appelons ça l'amour, l'ambition, le désir de la gloire; quelquefois même nous élevons ces hyperboles à la hauteur d'un mensonge au clinquant duquel nous nous prenons les premiers. C'est ainsi qu'il y a des hommes célèbres, des héros « morts pour la patrie »; d'autres « qui ont créé une race », lesquels n'ont jamais connu d'autre sentiment que l'orgueil de la possession et le désir de la jouissance.

Cependant, il est bien vrai que l'homme est le roi de la nature; mais il est ce roi par son âme, par son principe essentiel et divin, non point par les petits instruments de travail que l'on nous prête et que nous appelons intelligence, talent, adresse, génie, etc. Il prend ces instruments pour son moi et, regardant la Nature - son patrimoine - il se dit: Comment vais-je faire pour qu'elle ne m'échappe pas ? Mais la Nature sait d'où viennent ce cerveau, ces muscles, cette ingéniosité; elle se rappelle les avoir prêtés à l'âme de l'homme afin que celle-ci puisse utiliser les forces de celle-là; mais voilà que ses enfants sont lancés contre leur mère pour la réduire en esclavage; la mère se défend, sans corriger trop fort les gamins; et voilà que l'homme qui se casse les ongles contre les obstacles, pleure, hurle, prend le ciel à témoin, tandis que c'est lui-même l'artisan de ses propres déconvenues. Ah ! que nous serions ridicules si nous n'étions d'abord dignes de pitié.

Voilà pourquoi les possesseurs - d'argent, d'honneurs ou d'hommes - sont en réalité de malheureux esclaves; celui-là qui renonce à toutes choses les tient à sa disposition, ou plutôt la Nature lui présente, comme à son authentique suzerain, les clefs de ses palais secrets. Or, quand la vraie lumière descend dans l'âme, elle en corrige doucement l'attitude, et, lui faisant jeter un regard sur soi-même, lui montre sa position réelle en face du vaste monde. L'erreur antique tombe alors des yeux, et nous commençons à comprendre ce que je viens de t'expliquer trop confusément à mon gré. Chaque parcelle de cet or, qui te quitte, c'est une de tes vieilles chaînes qui se rompt; une passion, c'est-à-dire une passivité, s'en va, que ton âme remplace par une énergie spirituelle qui s'en prend à l'essentielle vigueur des êtres dont tu n'avais jusqu'alors possédé que l'enveloppe mortelle.

Un peu de courage donc, chère amie; encore un peu de courage, car nombreuses sont les chaînes que nous nous sommes forgées; et nombreux les prétextes que trouve notre paresse pour nous les faire porter un peu plus de temps.


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